Vingt mètres sous terre

PROLOGUE

Pourquoi affiche-t-elle autant d'assurance dès son entrée dans le hall ? Pourquoi ses traits ne sont jamais tirés ? Dort-elle si bien la nuit ? Jouit-elle d'une vie sociale? A-t-elle de la famille ? Quelconque amitié ? Dorothy est-elle humaine ?

Un petit bout de papier rose. Voilà comment débuta l'histoire de Joseph. Quand Barnes lui tendit la note, rien ne présageait de la tournure que prendraient les événements. Dans l'urgence, il court s'acheter un cahier 96 pages à gros carreaux, un Bic bleu et arrose les premières pages. Rien ne peut l'arrêter. De la pensée la plus honteuse à la plus politiquement correcte, chaque interligne y passe. Pourquoi sa voisine arrive-t-elle toujours à rendre des textes aussi brillants ?

Le vieil homme l'attend depuis midi pour lui venir en aide. Il s'installent à la terrasse. De la profondeur de sa gorge agressée par trente ans de Gitanes, le Seigneur lui chuchote la consigne : 10 lignes. Jo sent les sables mouvants. Toujours. Son regard explore les 360 degrés guettant le moindre clignement de yeux de Barnes. Cillez ! Offrez un indice ! Tendez la perche ! Tremblez! Soufflez à la jeunesse ! Ecrivez ! Gravez! Dansez! Dessinez! Rien qu'un mot.   Pupille intacte. Pour qui se prend-il à le balader de café en café.

Ils noircit son Clairefontaine et pense à Dorothy. De son petit mètre 55, il la voit déjà emporter l'arbalète argentée. Dix lignes synthétiques, raffinées, recherchées, choisies, pesées, rejetées, réécrites, enflées, diminuées, amputées, évanouies, ressuscitées, affranchies, efficaces, charnelles et suggestives. Peut-être la fréquenter lui laisserait-il deviner le secret pour arriver à autant de grâce dans le choix des tournures, des images, de la musique, des répétitions, des ascensions et des chutes ?

Il décide de la suivre.

Voici douze heures que Joseph guette la porte d'entrée de sa résidence. Vêtue d'un long manteau rose, des Nike aux pieds et un pantalon de jogging, elle surgit dans la rue des Visitations. De sa poche, dépasse un crayon. Joseph oublie les convenances et la file à dix mètres. Elle entre dans la galerie, s'arrête prendre un café et se dirige vers l'ascenseur.Elle s'engouffre dans l'obscurité de la cage d'escaliers. En trombe, elle dévale les étages. Le filou frôle les marches une à une pour ne pas semer le doute. La  lourde porte coupe-feu s'ouvre sur le troisième sous-sol du parking. 

Oreille collée, il tente de percevoir la moindre vibration. Le clique du briquet et les expirations soutenues témoignent d'un étage rempli de fumée. Soudain, il ressent de l'admiration pour elle qui est restée là depuis des heures, seule, dans la pénombre. Pour seulement dix lignes. Aussi, à la lueur de son iPhone, il commence à pianoter, appuyer, ajouter, effacer, canceler, eraser, deleter, copyer, paster, drafter, add, updater, reviewer, editer, forwarder, exchanger jusqu'à la dixième ligne. Il est sur le point de save ses mots quand il ressent la porte le propulser à un mètre hors de sa cachette. Démasqué le poète ! Le téléphone vole en éclat. Dorothy apparaît alors devant lui et l'aide à se relever laissant ainsi échapper le Moleskine rose de sa main droite.

Mon texte! crient-ils au même moment.

EPILOGUE

A vingt mètres sous-terre, peut-être le cherchait-elle au hasard des sacs, des cravates, des pulls, des bibelots, des chiots, des poissons rouges ainsi qu'il l'attendait lui-même au détour d'une allée, d'un parc, d'une avenue, de la vie.